J’aime les expressions employées à tort et à travers, à en perdre le sens ; j’aime les mots dévoyés par l’usage managérial ; j’aime les grandes injonctions. Je crois que je m’amuse de ce que racontent parfois ces usages, ce que ça dit des organisations, des cultures managériales, de la société.
Et quand ça touche à un sujet sur lequel j’ai un vécu personnel particulier, ça m’amuse souvent d’autant plus.
La « zone de confort » est une de mes stars.
J’ai publié récemment un article qui effleurait le sujet et plusieurs échanges récents m’y ont encore ramené. Aussi j’ai eu envie d’écrire ici quelques lignes.
« Il faut sortir de sa zone de confort », « life begins at the end of your comfort zone », (…)
Les injonctions à se pousser à sortir de cette-dite zone ponctuent de nombreuses publications, sont proférées par d’innombrables coaches, accompagnants, managers, …
Mon expérience personnelle est que oui, je gagne à sortir de ma zone de confort… ou peut-être à m’approcher de la bordure. Je suis convaincu que ça m’a beaucoup aidé, moi. J’ai souvent utilisé comme métaphore l’idée d’aller jouer à la limite et de repousser la clôture un peu plus loin. En somme, élargir ma zone de confort plutôt qu’en sortir. Je parlais d’ailleurs de zone de confiance.
J’ai longtemps fait ça sans m’en rendre compte, pas vraiment consciemment, et dans l’inconfort. Pour le coup c’était vraiment sortir de ma zone de confort.
Dans une période de ma vie où j’ai commencé à savoir « lâcher prise » (autre de mes expressions stars) sur diverses crispations et peurs, j’ai découvert par l’expérience (l’expérience précédant alors la compréhension intellectuelle) que m’aventurer en dehors ou en limite de cette zone m’avait permis d’apprendre, de grandir, de découvrir des horizons. C’était positif. Comme on s’habitue petit à petit à manger des plats épicés, en supportant des doses plus fortes pour peu que la progression soit douce, je me suis habitué à vivre plus facilement des mises en inconfort, ou de moindre confort, à les aimer.
Ces expériences je les aime car je les choisis, les provoque ou les accepte. Parce que je suis conscient qu’elles me permettent de grandir. C’est comme un tour de manège à sensations, dans lequel je choisis de monter, aujourd’hui, parce que c’est OK pour moi.
Je ne fais pas de ça une leçon de vie universelle qui justifierait de l’imposer à d’autres.
J’ai aussi expérimenté des « sorties de ma zone de confort » beaucoup plus inconfortables, dures, à la limite de la casse. J’en ai certainement tiré des enseignements utiles, avec le recul je pourrais dire que l’expérience produite est positive à l’échelle de ma vie. Mais parfois, c’est trop, inconfortable, dur, douloureux.
C’est mon expérience et je suis aussi conscient qu’elle a été possible car j’ai bénéficié d’un environnement qui me le permet.
C’est sans doute le petit « détail » qu’oublient tous les gourous qui nous assomment de pensée positive prête-à-porter : pour que l’expérience soit riche et peut-être pas si inconfortable, plutôt qu’une souffrance, il faut des conditions, un cadre.
Ces conditions seront différentes selon la personne et la nature de l’expérience (à grande échelle et à fort impact comme un changement de vie professionnelle, ou bien à petite échelle comme animer différemment une réunion avec ses collègues) : le tout est de nous assurer qu’on ne va pas se noyer.
Selon moi ces conditions sont autant intérieures qu’extérieures. Il s’agit de notre état interne, notre capacité à gérer cette expérience dans cette période ; de notre environnement humain et matériel .
On peut avoir besoin de réserves financières, d’amis avec qui partager l’expérience, d’un bon psy, ou simplement de savoir prendre le recul sur ce qu’on vit, ce qu’on a vécu dans l’expérience, comprendre ce qui s’y joue et mesurer le progrès que ça nous a permis de faire.
On a aussi souvent besoin de bienveillance (notamment de soi, pour soi).
Cette injonction à la sortie de la zone de confort est donc une ineptie. Je lui préfère l’invitation à expérimenter, à découvrir, à vivre en prenant quelques risques, parfois. Et en parlant de risque, c’est encore Anne Dufourmantelle qui me donne les mots justes :
« La vie tout entière est risque. Vivre sans prendre de risque n’est pas vraiment vivre. C’est être à demi-vivant, sous anesthésie spirituelle. (…) Le risque commence dans les plus petits détails et gestes de la vie. Sortir de ses gonds, de ses habitudes, c’est déjà un risque. C’est se laisser altérer, c’est rencontrer l’altérité dans chaque événement. »
– Anne Dufourmantelle
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